LE TRAVAIL DÉCENT
Le travail décent résume les aspirations des êtres humains au travail. Il regroupe l’accès à un travail productif et convenablement rémunéré, la sécurité sur le lieu de travail et la protection sociale pour les familles, de meilleures perspectives de développement personnel et d’insertion sociale, la liberté pour les individus d’exprimer leurs revendications, de s’organiser et de participer aux décisions qui affectent leur vie, et l’égalité des chances et de traitement pour tous, hommes et femmes.
L’agenda de l’OIT pour le travail décent
L’emploi productif et le travail décent sont des facteurs clés pour parvenir à une mondialisation équitable et pour réduire la pauvreté. L’OIT a élaboré un programme pour la communauté du travail qui repose sur la création d’emplois, les droits au travail, la protection sociale et le dialogue social, l’égalité entre hommes et femmes étant un objectif transversal.
Dans le sillage de la crise financière et économique mondiale de 2008, un sentiment d’urgence s’est développé chez les responsables politiques internationaux: il est impératif de fournir des emplois de qualité, associés à la protection sociale et au respect des droits au travail, afin de parvenir à une croissance économique soutenue, durable et partagée, et d’éradiquer la pauvreté.
Les 4 piliers
1. La création d'emplois et de moyens de subsistance durables implique…
- Un revenu équitable assurant une vie décente
- Une égalité de traitement et de chances pour tous
- De bonnes conditions de travail
- Un accès à un travail significatif et productif
- Des perspectives de développement personnel
- Travailler à la formalisation de l’économie informelle
2. Les droits au travail sont …
- la liberté d’association et de se syndicaliser
- la liberté d’expression
- la possibilité pour les femmes et pour les hommes de participer aux décisions qui touchent leur propre vie
- le droit de négocier collectivement
- le droit et la possibilité pour les travailleurs et les travailleuses de mener des actions collectives
- ne pas être victime de discrimination
- ne pas être victime du travail forcé
- ne pas être victime du travail des enfants
- la reconnaissance légale et l’accès à un système juridique
- l’existence de lois du travail et de l’Etat de droit
3. La protection sociale met en évidence …
- le lien important entre l’emploi productif et la sécurité pour ceux qui sont sans emploi
- le droit à des soins de santé de qualité et accessibles pour tous et pour toutes
- la santé et la sécurité au travail
- la nécessité d’une sécurité de revenu par la protection de la perte ou de la réduction des revenus suite au non emploi, au chômage, à la maternité, à la paternité, à la vieillesse, à une incapacité de travail, à des accidents, des maladies ou à tout type de difficultés rencontrées dans la vie
- la nécessité de garantir le bien-être des travailleurs
- la nécessité de lutter contre l’exclusion sociale et la pauvreté
- la nécessité d’avoir des sociétés justes et inclusives
4. Le dialogue social souligne …
- le droit et la possibilité pour les travailleurs et les travailleuses d’être représentés par leurs organisations syndicales
- l’obtention des meilleures solutions et des solutions les plus durables via la concertation sociale, la négociation collective, la coopération, la consultation et l’échange d’informations qui sont au cœur de la stabilité sociale, de la croissance soutenue et du développement durable
- l’existence de canaux organisés et institués via lesquels des conflits peuvent être discutés, prévenus et résolus
Dans le même prolongement, en collaboration avec ses partenaires internationaux à savoir DTDA et l’EATUC, la COSYBU a entrepris et mis en œuvre des programmes axés sur un programme de promotion du travail décent au cours du quel de nombreux documents et outils syndicaux ont été produits et prêts à être diffusés. Le matériel couvre les quatre piliers de l'agenda du travail décent, à savoir la création d'emplois et l'entrepreneuriat, les droits des travailleurs, la protection sociale et le dialogue social.
LE TRAVAIL DÉCENT ET L’ÉCONOMIE INFORMELLE
L’essor rapide de l’économie informelle dans les lieux et sous des formes tant nouveaux qu’anciens justifierait à lui seul de «réexaminer le dilemme du secteur informel». Toutefois, la raison d’être de ce débat au sein de la Conférence internationale du Travail est la reconnaissance du fait que tous ceux qui travaillent ont des droits au travail, quel que soit l’endroit où ils travaillent, et l’engagement de l’OIT et de ses mandants de faire du travail décent une réalité pour tous les travailleurs et employeurs.
Le but est de promouvoir le travail décent tout au long du spectre, de l’extrémité informelle à l’extrémité formelle de l’économie, et selon des modalités axées sur le développement, centrées sur l’atténuation de la pauvreté et respectant l’égalité hommes-femmes.
Pour l’OIT et ses mandants, le travail décent est un objectif, et non une norme, à atteindre progressivement. Une approche progressive impliquerait que l’on commence à l’extrémité informelle du spectre, là où les créations d’emplois nouveaux ont été les plus nombreuses ces dernières années, et que l’on favorise la transition vers le haut du spectre, c’est-à-dire vers l’extrémité correspondant au travail formel, décent et protégé. Cette approche ferait aussi partie intégrante d’une approche de l’atténuation de la pauvreté axée sur le travail décent. L’accent est mis avant tout sur l’extrémité
informelle du spectre dans la mesure où, comme souligné ci-dessus, c’est dans l’économie informelle que les déficits de travail décent sont les plus marqués Par conséquent, une stratégie intégrée et complète visant à aboutir au travail décent sur l’ensemble du spectre comprendrait les éléments suivants:
- dans l’immédiat, s’attacher prioritairement à réduire les déficits de travail décent dans l’économie informelle, notamment et surtout en veillant à ce que ceux qui relèvent actuellement de l’économie informelle soient reconnus par la législation et bénéficient de droits, d’une protection juridique et sociale, d’une représentation et d’une possibilité de s’exprimer;
- à court et à moyen terme, permettre à ceux qui font actuellement partie de l’économie informelle de progresser dans le spectre économique tout en veillant à ce que les nouveaux demandeurs d’emploi et les chefs d’entreprise soient à même d’accéder aux segments plus formels, protégés et décents de ce spectre. Garantir que les travailleurs et les chefs d’entreprise disposent à cette fin des capacités, de la flexibilité et des cadres juridiques et décisionnels propices serait considéré comme prioritaire. Il serait nécessaire d’être spécialement attentif aux plus défavorisés et désavantagés sur le marché du travail, tels que les femmes, les jeunes demandeurs d’emploi et les travailleurs migrants; à plus long terme, créer en nombre suffisant des possibilités d’emploi formel, protégé et décent pour tous les travailleurs et employeurs. L’OIT a affirmé clairement, dès 1991, que l’économie informelle ne pouvait être développée ou encouragée comme moyen bon marché de créer de l’emploi. Au XXIe siècle, la notion de travail décent suppose bien plus qu’un emploi à tout prix et dans n’importe quelles circonstances. Il faut dès lors que la création d’emplois nouveaux ne se situe pas dans l’économie informelle. L’accent doit être mis sur des emplois de qualité à l’extrémité supérieure plutôt qu’inférieure du spectre économique.
Pour à la fois assurer le travail décent et atténuer la pauvreté dans l’immédiat et à long terme, nous devons nécessairement nous attaquer aux causes fondamentales de l’informalité et de l’informatisation et pas uniquement à leurs manifestations négatives. Les mesures visant à améliorer les droits au travail, à renforcer la protection sociale, à investir dans le savoir et les compétences des travailleurs ou à assurer aux chefs de micro-entreprises l’accès au crédit et aux autres services auxiliaires sont toutes essentielles si l’on veut combattre les manifestations de l’emploi informel (à savoir les normes de travail médiocres, les diverses formes d’insécurité, la paralysie de l’esprit d’entreprise). Toutefois, elles ne suffisent pas. Les causes fondamentales sont notamment les obstacles juridiques et institutionnels qui font qu’il est difficile, voire impossible, pour les entreprises ou les travailleurs d’évoluer vers le secteur formel ou de s’y maintenir; les politiques publiques nationales qui, directement ou indirectement, inhibent souvent la création d’emplois dans l’économie formelle; l’accès inexistant ou limité à des institutions fortes et efficaces du marché et hors marché; les tendances démographiques, notamment l’exode rural massif et la pandémie VIH/
SIDA; la discrimination directe et indirecte que subissent les femmes et d’autres groupes défavorisés; l’absence de représentation et de moyens d’expression pour ceux qui relèvent du secteur informel. Tant qu’il n’aura pas été effectivement porté remède aux causes fondamentales, il ne peut y avoir d’évolution durable vers le travail reconnu, protégé et décent.
Il est vital de mettre en place un processus de légalisation qui intègre les travailleurs et les entreprises dans le cadre légal, de manière à ce qu’ils soient enregistrés, reconnus et protégés. Le travail informel peut être traité comme un problème juridique, en ce sens que le droit du travail ne lui est pas applicable ou n’est pas effectivement mis en application. D’une part, la légalisation supposerait une réforme de la législation et de l’administration du travail en vue de rendre prioritaire l’application intégrale, dans l’économie informelle comme ailleurs, des principes et des droits fondamentaux au travail. Les lois doivent être appliquées, le système judiciaire doit être
efficace et impartial, et le travailleur ordinaire doit connaître ses droits et prérogatives
et avoir accès au système juridique. D’autre part, la légalisation impliquerait la simplification des réglementations et des procédures applicables à l’activité commerciale et industrielle, l’amélioration de l’application transparente et cohérente des règles et des procédures, et la diminution des coûts des transactions. Le but serait de renforcer les aspects de protection et de normalisation et les aspects bénéfiques de la loi et de simplifier ses aspects répressifs ou ses contraintes, de manière à améliorer son respect par l’ensemble des entreprises et des travailleurs.
Les causes fondamentales de l’économie informelle sont toutefois multiformes et la légalisation ne suffit donc pas, à elle seule, à promouvoir le travail décent. Il est capital de disposer d’institutions judiciaires, politiques, économiques et autres efficaces, liées ou non au marché, ainsi que d’un accès équitable à ces institutions 11. Les travailleurs et les entreprises du secteur informel doivent aussi pouvoir accéder aux ressources, aux informations, aux marchés, à la technologie, aux infrastructures publiques et aux services sociaux; ils ont besoin de se trouver sur pied d’égalité (c’est-à-dire
avoir des droits, des facilités et un accès similaire) avec leurs homologues de l’économie formelle. Il peut être nécessaire de prévoir des mesures spéciales pour ceux qui sont particulièrement défavorisés ou victimes de discrimination. Pour les pauvres dépourvus de droits de propriété, des mesures garantissant que le système juridique enregistre de manière uniforme, simple et peu coûteuse les biens et les titres de propriété des pauvres permettraient à ceux-ci de transformer leurs avoirs en capitaux productifs et en investissements. Mais surtout, il faut que les personnes du secteur informel puissent bénéficier d’une représentation et d’un moyen d’expression, ce droit fondamental dont dépend tout le reste, notamment l’amélioration de l’accès à une série d’autres
droits au travail.
Il est important, par ailleurs, de promouvoir la bonne conduite des affaires publiques et de réduire, pour les pouvoirs publics, les coûts liés à l’informalité et à Dans sa réponse à la discussion de son rapport, le Directeur général relève que «premièrement, personne, je pense, ne met en doute la priorité qui doit être accordée à la pleine application, dans le secteur informel comme ailleurs, des normes concernant les droits fondamentaux des hommes et des femmes, et celles qui les protègent contre des exploitations inadmissibles. … Deuxièmement, il est incontestable que des lois et des règles simples et leur administration souple et efficace sont des conditions indispensables pour la légalisation progressive du secteur informel. … Troisièmement, il faut se garder, dans cet effort de rationalisation, de détruire ce qui est vraiment important. En ce qui concerne la législation du travail,
Chaque pays a élaboré des normes et des dispositions législatives, souvent sous l’impulsion de l’OIT elle-même. Bien que la situation précaire du secteur non structuré rende irréalisable l’application immédiate de
Certaines de ces normes, et même si certains aspects de cette législation gagneraient à être simplifiés, il ne peut être question de revenir sur ces acquis sociaux pour permettre au secteur non structuré d’accéder à la légalité.» BIT: Compte rendu provisoire, Conférence internationale du Travail, 78e session, Genève, 1991, réponse du directeur général à la discussion de son rapport, p. 27/7. 11 Les pays sont généralement plus susceptibles d’être concurrentiels et de se développer (et d’avoir une économie informelle de plus petite taille) s’il existe un flux ouvert d’informations vers la population, une protection suffisante des droits de propriété, en particulier pour les pauvres, des mesures assurant le respect des contrats et un coût faible de résolution des litiges et d’accès au système judiciaire pour tous. Voir Banque mondiale: Rapport sur le développement dans le monde 2002: des institutions pour les marchés (Washington, DC, Banque mondiale, 2002).l’informatisation.
Les travailleurs et les entreprises du secteur informel sont souvent victimes de pratiques de harcèlement, de corruption et d’extorsion de la part de fonctionnaires corrompus et sont confrontés aux coûts prohibitifs et à la complexité des procédures administratives liés à la création et à l’exploitation des entreprises. En revanche, ils ne paient pas d’impôts directs ni de cotisations sociales, ce qui constitue un avantage important. Pourtant, on attend des pouvoirs publics qu’ils assurent aux acteurs de l’économie informelle un certain accès à tous les services potentiels d’un Etat responsable, depuis l’infrastructure de base jusqu’à la sécurité sociale intérieure et extérieure: autant de services qui doivent être financés en grande partie par la fiscalité de l’économie formelle. Pour améliorer les droits et la protection dans l’économie informelle, il faut en même temps que les gouvernements investissent massivement dans les structures de la bonne conduite des affaires publiques afin d’assurer l’exécution des contrats, de protéger les droits de propriété, de garantir la sécurité des personnes et la stabilité sociale, de réduire les risques environnementaux et de santé publique, etc. Pour un pays pris globalement, l’informalité constitue un frein à l’utilisation plus efficace des ressources et aux améliorations de la productivité. Il s’ensuit que l’économie fonctionne en deçà de ses potentialités, ce qui a des répercussions négatives sur les taux de croissance économique.
Les emplois décents et productifs
Croissance économique, création d’emplois et économie informelle
Un des facteurs fondamentaux qui expliquent l’existence de l’économie Croissance économique, création d’emplois et économie informelle Un des facteurs fondamentaux qui expliquent l’existence de l’économie informelle est lié aux structures de la croissance économique. Certains pays ont connu, ces dernières décennies, une croissance faible ou nulle, tandis que d’autres se sont concentrés sur la croissance à forte intensité d’investissement, ce qui a produit une «croissance sans emploi» Dans les deux contextes, le nombre d’emplois créés est suffisant par rapport à celui des demandeurs d’emploi, ce qui contraint les personnes à trouver de l’emploi ou à créer leur propre travail dans l’économie informelle. De nombreux pays en développement ont adopté des politiques qui favorisent l’investissement étranger, les grandes sociétés et les industries manufacturières et ont négligé le secteur agricole, alors que l’essentiel de leur population vit encore dans les zones rurales et continues à dépendre dans une large mesure de l’agriculture. Dans les pays qui connaissent une forte croissance liée aux hautes technologies, la demande de qualifications de pointe réduit la quasi-totalité des personnes qui n’ont pas ces qualifications à chercher du travail dans l’économie informelle. En revanche, il peut y avoir dans certains pays ou secteurs une «croissance par le bas»: les petites et micro-entreprises y sont extrêmement dynamiques et créent davantage d’emplois que l’économie formelle.
Dans les deux contextes, le nombre d’emplois créés est insuffisant par rapport à celui des demandeurs d’emploi, ce qui contraint les personnes à trouver de l’emploi ou à créer leur propre travail dans l’économie informelle. De nombreux pays en développement ont adopté des politiques qui favorisent l’investissement étranger, les grandes sociétés et les industries manufacturières et ont négligé le secteur agricole, alors que l’essentiel de leur population vit encore dans les zones rurales et continues à dépendre dans une large mesure de l’agriculture. Dans les pays qui connaissent une forte croissance liée aux hautes technologies, la demande de qualifications de pointe réduit la quasi-totalité des personnes qui n’ont pas ces qualifications à chercher du travail dans l’économie informelle. En revanche, il peut y avoir dans certains pays ou secteurs une «croissance par le bas»: les petites et micro-entreprises y sont extrêmement dynamiques et créent davantage d’emplois que l’économie formelle.
Dans ce contexte, l’Agenda global pour l’emploi de l’OIT joue un rôle essentiel.
Pour relever le défi de la création d’un milliard d’emplois productifs au cours des dix prochaines années, l’Agenda global pour l’emploi met l’emploi productif au cœur des politiques économiques et sociales et appelle à la coordination de la politique de l’emploi aux niveaux mondial et national. La mobilisation efficace des forces du changement (à savoir le commerce, la finance et l’investissement, les technologies, l’esprit d’entreprise et les structures de production et de consommation) et la gestion correcte du changement (par le développement des compétences, la promotion de la protection sociale et de la santé et la sécurité au travail, des politiques actives du marché, des politiques fiscales et d’investissement appropriées et le dialogue social) devraient permettre la création d’emplois plus nombreux et de meilleure qualité et le renforcement des potentialités de croissance économique. Il serait alors beaucoup moins nécessaire que les personnes optent pour des emplois de médiocre qualité dans l’économie informelle. Actuellement, la plupart de ceux qui rejoignent l’économie informelle le font parce qu’ils ne trouvent pas d’emploi dans l’économie formelle et ne peuvent se permettre d’être des chômeurs déclarés. La question vitale de la création d’emplois de qualité qui soient formels, protégés et décents est abordée au chapitre VI.
Il faut aussi se souvenir que l’économie informelle contribue de deux manières au moins à la croissance économique. Premièrement, dans bon nombre de pays, la production et les salaires modestes des travailleurs informels contribuent à la croissance des industries, y compris des principales industries exportatrices. Deuxièmement, la production des entreprises informelles contribue également à la croissance économique. Les tentatives récentes d’estimation de la contribution de l’économie informelle au PIB35 situent cette contribution entre 7 et 38 pour cent du PIB total dans 14 pays de l’Afrique subsaharienne, entre 16 et 32 pour cent en Asie et entre 12 et 13 pour cent au Mexique.
RENFORCER LES DROITS DANS L’ÉCONOMIE INFORMELLE
LE DÉFICIT DE DROITS DANS L’ÉCONOMIE INFORMELLE
L’économie informelle est le secteur où ont été créés la plupart des emplois ces dernières années, mais aussi celui où les droits des travailleurs posent le plus de problèmes. Pour l’OIT, les droits fondamentaux au travail ont la même importance dans l’économie informelle et dans l’économie formelle, ce qui explique le souci de créer des emplois de qualité, et pas n’importe quel type d’emplois. «Le travail n’est pas seulement une question d’argent; c’est aussi une affaire de droits de l’homme. Il ne peut y avoir de travail décent que si l’équité et la dignité auxquelles chacun aspire dans son emploi sont garanties. En ce XXIe siècle, il s’agit d’avoir un emploi, mais pas à n’importe quel prix et dans n’importe quelles conditions 1.»
Depuis sa création en 1919, l’OIT s’est préoccupée des droits de tous les travailleurs, où qu’ils travaillent. Cette préoccupation a été renforcée en 1998, lorsque la Conférence internationale du Travail a adopté à l’unanimité la Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail et son suivi. La Déclaration constitue une obligation réciproque entre les Etats Membres et l’OIT elle-même. Elle s’applique à tous les travailleurs, quels que soient leur relation d’emploi ou le degré de formalité de leur situation. Tous ceux qui travaillent ont des droits au travail: la liberté
d’association et la reconnaissance effective du droit de négociation collective; l’élimination de toute forme de travail forcé ou obligatoire; l’abolition effective du travail des enfants; l’élimination de la discrimination en matière d’emploi et de profession2
. Ces principes et droits au travail découlent de la Constitution de l’OIT et ont été exprimés
examinées ci-dessous).
Il ressort à l’évidence des rapports mondiaux établis dans le cadre du suivi de la Déclaration de l’OIT que le déficit de droits est particulièrement préoccupant dans l’économie informelle. Souvent, les travailleurs de l’économie informelle ne jouissent
pas de la liberté d’association ou du droit syndical et du droit de négociation collective
(comme exposé au chapitre V). Le refus systématique du droit syndical opposé à certaines catégories de travailleurs et d’employeurs, y compris par des pays qui ont ratifié les conventions nos 87 et 98, reste manifeste dans plusieurs régions du monde, comme le montre le nombre de cas examinés par le Comité de la liberté syndicale de l’OIT et développés dans les huit conventions de l’OIT jugées fondamentales par la communauté internationale et l’Organisation internationale du Travail (ces conventions sont par la Commission tripartite de l’application des normes de la Conférence 3
. La représentation et la faculté de s’exprimer constituent non seulement un droit fondamental,
mais aussi le moyen par lequel les travailleurs du secteur informel peuvent exercer d’autres droits et aboutir au travail décent. Le travail forcé, notamment la servitude pour dettes et l’exploitation et les mauvais traitements infligés aux personnes victimes qu’elle est illégale et extérieure au champ d’application du droit. Le travail des enfants est omniprésent dans l’économie informelle. On trouve souvent les enfants dans les formes de travail les plus «occultes» et dangereuses, et les plus vulnérables à tous les aspects négatifs de l’informalité (voir le chapitre II). Les personnes qui sont confrontées à la discrimination directe ou indirecte et qui ne bénéficient pas de l’égalité de chances et de traitement – que ce soit en matière d’éducation et de formation, d’accès aux ressources ou aux emplois de l’économie formelle – se retrouvent dans l’économie informelle, normalement à son extrémité inférieure qui correspond aux emplois les plus médiocres. Il s’agit notamment des femmes (en particulier celles qui se situent aux deux extrémités du spectre des âges), des travailleurs souffrant de handicaps et des travailleurs migrants.
L’ÉCONOMIE INFORMELLE ET LA DÉCLARATION DE L’OIT RELATIVE AUX PRINCIPES ET DROITS FONDAMENTAUX AU TRAVAIL
La Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail exprime des valeurs consacrées par la Constitution de l’OIT, auxquelles souscrivent les Etats lorsqu’ils adhèrent à l’Organisation. Contrairement aux conventions qui, une fois ratifiées, entraînent des obligations juridiques précises, la Déclaration, qui n’est pas soumise à ratification, réaffirme certains principes généraux. Elle rappelle que la garantie des principes et droits fondamentaux au travail donne «aux intéressés eux-mêmes la possibilité de revendiquer librement et avec des chances égales leur juste participation aux richesses qu’ils ont contribué à créer, ainsi que de réaliser pleinement leur potentiel humain». Elle porte une attention spéciale «aux problèmes des personnes ayant des besoins sociaux particuliers»4 . Il est clair que les travailleurs de l’économie informelle, qui ne peuvent exercer leurs droits fondamentaux et qui n’ont qu’un accès limité à la représentation et à la protection sociale, ont de tels besoins. Et parmi ces travailleurs, les groupes particulièrement vulnérables – femmes, enfants qui travaillent, jeunes, personnes handicapées, migrants et minorités ethniques – qui souffrent souvent d’exclusion sociale, de discrimination, d’exploitation ou du travail forcé requièrent une attention spéciale.
Les principes et droits fondamentaux au travail et les conventions de base s’appliquent à tous les travailleurs. Il ne peut dès lors y avoir de système à deux niveaux ni de cadre réglementaire distinct pour les travailleurs des secteurs formel et informel –même si des modalités et des mécanismes différents peuvent être nécessaires pour garantir ces principes et ces droits dans les pans moins formels de l’économie. Il pourrait être possible d’avoir des systèmes distincts d’enregistrement ou de fiscalité des entreprises, ou encore de souscription à des mécanismes de sécurité sociale pour les
entreprises informelles, afin d’adapter ces systèmes à leur capacité réelle de s’y conformer. Par contre, il ne peut y avoir de niveau inférieur d’application des normes fondamentales du travail pour les travailleurs de l’économie informelle. S’agissant des droits humains fondamentaux, la pauvreté ou l’informalité ne sauraient excuser la violation ou le non-respect. Certes, dans des contextes de taux élevés de chômage et de pauvreté absolue, il pourrait sembler que n’importe quel travail vaut mieux que pas de travail du tout. Malgré cela, on ne peut soutenir que les droits fondamentaux au travail ou, de manière plus générale, la qualité du travail n’entrent en jeu qu’au-dessus de certains niveaux de revenus.
La liberté syndicale et le droit de négociation collective
Le respect du principe de la liberté syndicale est essentiel pour l’OIT. Ce principe est consacré par la Constitution de l’OIT, et les Etats qui adhèrent à l’Organisation sont tenus de le respecter. Les deux conventions de base qui concernent la liberté syndicale sont la convention (no 87) sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948, et la convention (no 98) sur le droit d’organisation et de négociation collective, 1949. La première garantit le droit, exercé librement, des travailleurs et des employeurs, sans distinction, de former des organisations dans le but de promouvoir et
de défendre leurs intérêts. Au sens le plus large, cette convention constitue un droit de base qui donne aux travailleurs les moyens de résoudre leurs problèmes prioritaires.
La seconde protège les travailleurs et les employeurs qui exercent leur droit de s’organiser, interdit l’ingérence dans les organisations de travailleurs et d’employeurs et favorise la négociation collective volontaire. Il ne peut donc faire de doute qu’au titre de la Constitution de l’OIT, de la Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail ainsi que des conventions de base les chefs d’entreprise et les travailleurs de l’économie informelle ont le droit de créer des organisations. Dans son rapport de 1991, le Directeur général du Bureau international du Travail soulignait que
«ce n’est qu’en créant des organisations de leur choix et en s’y affiliant que les travailleurs du secteur non structuré pourront exercer une pression suffisante pour changer les politiques, les mentalités et les procédures qui freinent le développement du secteur et l’amélioration des conditions de travail»5
Ce droit a été confirmé par les organes de contrôle de l’OIT. La Commission d’experts de l’OIT pour l’application des conventions et recommandations (ci-après: «la Commission d’experts»), par exemple, a demandé que, dans les pays où la législation refuse le droit syndical dans l’économie informelle, des mesures soient prises pour garantir ce droit aux personnes qui y travaillent. Dans certains cas, la législation du pays ne reconnaît pas aux personnes qui exercent des activités dans l’économie informelle la qualité de travailleurs et d’employeurs, ou des règlements subordonnent la
création d’une organisation à une autorisation préalable qui retarde ou empêche cette création. Les réglementations qui imposent un nombre élevé et coûteux de travailleurs pour la constitution d’un syndicat peuvent aussi empêcher la création d’une telle organisation dans l’économie informelle. Quant aux travailleurs indépendants, ils peuvent être exclus purement et simplement de l’application de la législation ou empêchés par la loi de constituer des organisations à des fins professionnelles. Ce sont là quelques-unes des difficultés sur lesquelles la Commission d’experts s’est penchée de plus en plus souvent ces dernières années .
AMÉLIORER LA PROTECTION SOCIALE DANS L’ÉCONOMIE INFORMELLE
LE DÉFICIT DE PROTECTION SOCIALE DANS L’ÉCONOMIE INFORMELLE
L’absence de protection sociale est une caractéristique déterminante essentielle de l’économie informelle. Elle est aussi un aspect capital de l’exclusion sociale. Le développement de l’économie informelle a pour conséquence que, dans le monde entier, des millions de personnes soit n’ont jamais eu accès aux mécanismes formels de la protection sociale, soit sont en train de perdre les formes de protection globales dont elles bénéficient grâce à l’entreprise qui les occupait ou grâce à l’Etat, ou aux deux à la fois. Or ce sont les personnes qui relèvent de l’économie informelle qui ont le plus besoin de protection sociale, non seulement en raison de l’insécurité de leur emploi et
de leurs revenus mais aussi et surtout parce qu’elles sont plus souvent exposées à des risques graves en matière de santé et de sécurité au travail. Pour beaucoup de travailleurs du secteur informel, le lieu de travail est le domicile, de sorte que ce ne sont pas seulement les travailleurs mais aussi leurs familles, voire leurs voisins, qui peuvent être exposés à ces risques. La qualité médiocre de l’emploi va souvent de pair avec une qualité de vie médiocre. La pandémie du VIH/SIDA a, elle aussi, des répercussions sur portent directement, et de plus en plus, la charge du financement des besoins sociaux, ce qui nuit à leur qualité de vie. Cette charge peut aussi miner la capacité des entreprises de soutenir la concurrence dans l’économie mondiale»
. Il existe un problème de conduite des affaires publiques ainsi qu’un problème d’inégalité: dans l’économie formelle, les travailleurs et leurs employeurs sont obligés de supporter le poids du financement du système de sécurité sociale, par le biais tantôt de l’assurance sociale, tantôt des impôts, alors que les travailleurs de l’économie informelle ne cotisent pas à l’assurance sociale ou ne paient pas d’impôts, en particulier s’ils ont choisi délibérément l’activité informelle pour tenter d’éluder ces paiements.
On peut avoir une idée de l’importance du déficit de protection sociale lorsqu’on sait que, dans le monde, quelque 20 pour cent seulement des travailleurs bénéficient d’une véritable protection sociale et que plus de la moitié des travailleurs et des personnes à leur charge est exclue de tout type formel de système de sécurité sociale . Ils ne sont protégés ni par un système d’assurance sociale financé par des cotisations, ni par un mécanisme d’aide sociale financé par l’impôt. En Afrique subsaharienne et en Asie du Sud, on estime que 5 à 10 pour cent de la population active bénéficient d’une protection personnelle formelle de sécurité sociale et, dans certains cas, cette proportion est en recul. En Inde, par exemple, moins de 10 pour cent des travailleurs bénéficient d’une protection au milieu des années quatre-vingt-dix, contre plus de 13 pour cent au milieu des années quatre-vingt. En Amérique latine, le taux de protection se situe globalement entre 10 et 80 pour cent et est généralement en stagnation. En Asie du Sud-est et de l’Est, ce taux varie de 10 pour cent (pour un pays comme le Cambodge) à près de 100 pour cent (en République de Corée, du moins pour l’assurance maladie). Dans la plupart des pays industriels, le taux de protection est proche de 100 pour cent, même si les taux de respect des règles ont diminué récemment dans un certain nombre de ces pays, en particulier dans les pays en transition.
. Avec la contraction de l’emploi sur le marché structuré, les travailleurs sous à leur charge sont exclue de tout type formel de système de sécurité sociale. Ils ne sont protégés ni par un système d’assurance sociale financé par des cotisations, ni par un mécanisme d’aide sociale financé par l’impôt. En Afrique subsaharienne et en Asie du Sud, on estime que 5 à 10 pour cent de la population active bénéficient d’une protection personnelle formelle de sécurité sociale et, dans certains cas, cette proportion est en recul. En Inde, par exemple, moins de 10 pour cent des travailleurs bénéficiaient d’une protection au milieu des années quatre-vingt-dix, contre plus de 13 pour cent au milieu des années quatre-vingt. En Amérique latine, le taux de protection se situe globalement entre 10 et 80 pour cent et est généralement en stagnation. En Asie du Sud-Est et de l’Est, ce taux varie de 10 pour cent (pour un pays comme le Cambodge) à près de 100 pour cent (en République de Corée, du moins pour l’assurance maladie). Dans la plupart des pays industriels, le taux de protection est proche de 100 pour cent, mêmes les taux de respect des règles ont diminué récemment dans un certain nombre de ces pays, en particulier dans les pays en transition.
«Dans ses activités normatives et dans l’essentiel de ses activités de coopération technique dans le domaine de la sécurité sociale, l’OIT est partie du principe qu’une proportion croissante de la population active des pays en développement finirait par trouver un emploi dans le secteur formel de l’économie ou par exercer une activité indépendante en étant au bénéfice de la sécurité sociale. Elle faisait implicitement l’hypothèse que les régions en développement suivraient la même évolution que celle qu’avaient connue les pays industrialisés au cours de leur développement économique et social. L’expérience a toutefois montré, dans les pays en développement – et, plus récemment, dans les pays industrialisés –, que cette proportion stagne, voire diminue dans de nombreux cas. Même dans les pays à forte croissance économique, les travailleurs – souvent les travailleuses – qui occupent des emplois précaires (travail occas onnel, travail à domicile, certains travaux indépendants, par exemple) sont de plus en plus nombreux2
.»Comme pour les autres déficits de travail décent dans l’économie informelle, ceux qui sont particulièrement défavorisés sous l’angle des droits et de l’accès à l’emploi formel le sont aussi sur le plan de la protection sociale. L’exclusion de la protection sociale est un phénomène fortement lié au sexe. Premièrement, dans bon nombre de pays, on trouve la majorité des travailleuses dans l’économie informelle, et le fait qu’elles ne bénéficient d’aucune protection sociale est une indication supplémentaire de leur exclusion sociale. Deuxièmement, la femme est la principale responsable du
foyer dans la société, et les changements sociaux et démographiques récents (notamment sur le plan de la migration, du divorce, des ménages ayant à leur tête une femme seule, des structures du vieillissement et de la mortalité) ont, pour un nombre croissant de femmes, multiplié les responsabilités et réduit les moyens de subsistance pour ellesmêmes et leurs familles. Les enfants qui travaillent dans l’économie informelle, en particulier ceux qui effectuent les formes les plus extrêmes de travail des enfants, sont non seulement exposés à des risques physiques et moraux mais sont aussi privés d’éducation, ce qui compromet leurs chances d’échapper au piège de la pauvreté en grandissant. Les handicaps liés au travail sont généralement plus nombreux dans l’économie informelle; or, dans la plupart des pays qui ne font pas partie du Nord industrialisé, les personnes qui souffrent d’une infirmité et celles qui sont victimes d’accidents et de maladies du travail n’ont pas de protection sociale. Les migrants qui sont souvent attirés dans l’économie informelle connaissent un manque identique de mesures de protection, de systèmes légaux de protection sociale et de réseaux de soutien social. La notion classique de sécurité sociale est définie dans les instruments de l’OIT: la recommandation (no 67) sur la garantie des moyens d’existence, 1944, la recommandation (no 69) sur les soins médicaux, 1944, et la convention (no 102) concernant la sécurité sociale (norme minimum), 1952, qui définit neuf domaines pour l’assurance sociale: les soins médicaux, mais aussi la maladie, le chômage, la vieillesse, les accidents du travail, la famille, la maternité, l’invalidité et les prestations aux survivants.
Traditionnellement, la sécurité sociale comprend des systèmes d’assurance sociale
obligatoire (fondés sur des cotisations prévues par la loi), l’aide sociale (sous la forme
de prestations financées par l’impôt et servies uniquement aux personnes à faible revenu) et les prestations universelles (des prestations financées par l’impôt servies indépendamment des revenus ou des ressources).
Toutefois, on admet de plus en plus qu’il est nécessaire d’élargir la notion de sécurité sociale pour prendre en compte les problèmes auxquels sont confrontés les pays en développement et les réalités de l’économie informelle. L’emploi est aujourd’hui flexible et instable, et le nombre de travailleurs dans l’économie ne cesse d’augmenter. Il nous faut donc une notion plus large de la «protection sociale» qui englobe non seulement la sécurité sociale mais aussi des systèmes extralégaux, notamment divers types nouveaux de mécanismes de cotisation, de sociétés mutualistes et de systèmes au niveau local et communautaire pour les travailleurs de l’économie informelle.
Cette notion plus large de la protection sociale 3 est, en réalité, celle que l’OIT a adoptée: elle est beaucoup plus proche de l’objectif et de la notion du «travail décent», qui vise à protéger toutes les personnes contre les divers risques et les divers aléas au travail, quel que soit le lieu où ce travail est effectué. Cette approche du travail décent ressort clairement de la résolution et des conclusions relatives à la sécurité sociale, telles qu’adoptées par la 89e session de la Conférence internationale du Travail en 2001, à savoir que «la sécurité sociale est très importante pour le bien-être des travailleurs, de leurs familles et de la collectivité tout entière. C’est un droit fondamental de l’être humain et un instrument essentiel de cohésion sociale, qui par là même concourt à la paix et à l’insertion sociales. Composante indispensable de la politique sociale, elle joue un rôle capital dans la prévention et la lutte contre la pauvreté. En favorisant la solidarité nationale et le partage équitable des charges, la sécurité sociale peut contribuer à la dignité humaine, à l’équité et à la justice sociale. Elle est importante également pour l’intégration, la participation des citoyens et le développement de la démocratie. Si elle est bien gérée, la sécurité sociale favorise la productivité en assurant des soins de santé, une sécurité du revenu et des services sociaux. Associée à une économie en expansion et à des politiques actives du marché du travail, elle est un instrument de développement économique et social durable. Elle facilite les changements structurels et technologiques qui exigent une main-d’œuvre adaptable et mobile. Il est à noter que si elle représente un coût pour les entreprises la sécurité sociale est également un investissement dans l’être humain ou un soutien à celui-ci» (paragr. 2 et 3).
RENFORCER LA REPRÉSENTATION ET LA PAROLE DANS L’ÉCONOMIE INFORMELLE
RENFORCER LA REPRÉSENTATION ET LA CONCERTATION DANS L’ÉCONOMIE INFORMELLE
Dans le cadre de la description des mesures visant à renforcer la parole dans l’économie informelle, le rôle des partenaires tripartites - les pouvoirs publics et les organisations de travailleurs et d’employeurs est traité séparément ci-dessous. Il est important, toutefois, d’être conscient de ce qu’ils peuvent accomplir ensemble par la voie du dialogue social. Il est également utile de se souvenir qu’outre la négociation collective d’autres formes de dialogue social peuvent avoir leur importance. La «régulation concertée» au moyen de systèmes tripartites de consultation et de négociation au niveau national ou sectoriel est reconnue de plus en plus comme un moyen dynamique et efficace de promouvoir l’efficience et d’aborder les questions d’équité et de distribution dans l’économie tant formelle que informelle dans le contexte de la mondialisation12. Il importe de reconnaître par ailleurs la diversité des groupes, des mouvements et des organisations non gouvernementales (ONG) dans la société civile, qui confèrent la visibilité et assurent la défense et la promotion des questions qui intéressent l’économie informelle, mais ne représentent pas ceux qui font partie de cette économie puisque, souvent, elles ne sont pas fondées sur l’affiliation et ne possèdent pas de structures démocratiques 13. Certains de ces groupes et organisations ont été très actifs et ont fait Seules les organisations qui tirent leur légitimité des membres qu’elles représentent peuvent légitimement prétendre parler au nom de leurs membres. Toute organisation de ce type doit être régie par des règles démocratiques (par exemple, élection des dirigeants, assemblées), par la transparence et par l’obligation de rendre compte devant les membres. Des organisations telles que les ONG peuvent jouer un rôle important en assurant la visibilité et le progrès de la cause des opérateurs et des travailleurs de l’économie informelle. Toutefois, lorsqu’elles ne sont pas dirigées et détenues par ceux-ci mais tirent leur autorité d’un conseil de surveillance ou d’un organe similaire auquel elles doivent rendre compte pour leurs programmes, leurs politiques et leur performance, elles ne peuvent s’exprimer au nom des opérateurs et des travailleurs du secteur informel. Entendre leur voix au niveau national et international 14, et les partenaires du dialogue social peuvent s’inspirer de leurs expériences en matière d’organisation et de leurs structures de réseaux. Il existe de plus en plus d’exemples de coopération et d’alliances entre certaines de ces organisations et des syndicats et organisations d’employeurs. Le rôle des pouvoirs publics aux niveaux national et local
Les politiques publiques et la législation sont des éléments clés, s’agissant de déterminer si le contexte de l’organisation et de la représentation des personnes qui relèvent de l’économie informelle est un contexte porteur ou inhibant. Le déficit de concertation dans l’économie informelle ne peut être comblé de manière efficace et durable en l’absence de cadre législatif et d’exercice du pouvoir favorable. A cet égard, le rôle premier des pouvoirs publics consiste à garantir, pour tous les travailleurs et employeurs indépendamment du lieu et des modalités de leur travail, la liberté de constituer des organisations de leur choix et d’y adhérer, sans crainte de représailles ou de manœuvres d’intimidation. Le respect de la liberté d’association permet de mettre en place les moyens institutionnels de représentation les mieux appropriés au contexte et au problème en cause, qu’il s’agisse d’associations de commerçants dans l’économie informelle, de coopératives rurales, d’organisations de femmes, de syndicats ou d’organisations d’employeurs. Les stratégies de représentation collective des intérêts par ces institutions devraient également permettre de mettre au point des modalités qui abordent au mieux le problème particulier, qu’il s’agisse d’une négociation relative à l’utilisation des terres, d’une délégation de travailleurs ou d’employeurs qui entreprend les pouvoirs publics sur la question des infrastructures publiques ou des implications d’un accord commercial, d’une manifestation ou d’une campagne contre le travail des enfants ou la violence à l’égard des femmes, ou d’un dialogue social visant à augmenter le montant et le nombre de bénéficiaires du salaire minimum.
Ce sont souvent les personnes les plus pauvres dans le monde qui prennent le plus de risques personnels quand elles tentent de s’organiser et de faire entendre leur voix là où se trouve le pouvoir: propriétaire foncier local, sous-traitant, employeur ou autorité publique. Aujourd’hui, toutefois, les catégories de travailleurs absents ou spécifiquement exclus des dispositions législatives qui protègent le droit fondamental à la liberté syndicale et le droit de négociation collective comportent en grand nombre des travailleurs de l’économie informelle, dont beaucoup de travailleurs agricoles et domestiques 15. Les femmes étant majoritaires dans ces catégories, elles sont particulièrement exclues de la concertation et davantage isolées et vulnérables.
Renforcer la représentation et la parole dans l’économie informelle
Il ne suffit pas d’accorder aux travailleurs du secteur informel le droit de créer des organisations de leur choix et d’y adhérer. L’Etat doit non seulement promouvoir les organisations représentatives, démocratiques et efficaces dans l’économie informelle mais encore reconnaître leur rôle d’interlocuteurs et/ou de partenaires dans l’élaboration des politiques ou la mise en œuvre des programmes au niveau national et local (et, en même temps, n’accorder ni reconnaissance ni soutien aux organisations non responsables et non basées sur l’affiliation qui prétendent représenter les acteurs de l’économie informelle). L’Etat doit aussi promouvoir des voies et des mécanismes de dialogue régulier entre les organisations de travailleurs du secteur informel et les organisations syndicales et patronales établies, y compris pour la négociation collective et les autres formes de dialogue social. Cette promotion est possible, par exemple, en élargissant le champ d’action des organes nationaux tripartites ou des processus de négociation collective existants ou en facilitant les mécanismes novateurs adaptés à un segment déterminé de l’économie informelle.
Un des problèmes majeurs auxquels sont confrontées les organisations de l’économie informelle est leur absence d’interface définie avec ceux avec lesquels elles doivent dialoguer. Elles sont rarement reconnues par les pouvoirs publics et doivent compter sur les syndicats ou les organisations d’employeurs établis pour parler en leur nom. Faute de reconnaissance par les autorités, les organisations informelles ne peuvent faire entendre leur voix dans les débats publics relatifs aux politiques ni avoir accès aux services et à l’infrastructure dont elles ont besoin pour fonctionner valablement et efficacement. Elles sont à la merci du harcèlement ou de l’exclusion par les autorités.
En réalité, c’est cette absence de reconnaissance officielle et, partant, l’absence de légitimité qui contribuent à l’informalité ou entravent le passage à des activités formelles au sein du courant général et des cadres réglementaires économiques et sociaux.
Pour que les associations de l’économie informelle soient légitimes et reconnues, il faut qu’e elles soient des entités juridiques. Trop souvent, toutefois, les procédures d’enregistrement sont lourdes, longues et coûteuses. Par exemple, la tentative bien intentionnée du gouvernement de la Côte d’Ivoire d’encourager la création d’une organisation nationale des artisans a échoué parce que les procédures d’enregistrement étaient trop complexes et que les mécanismes institutionnels des consultations et des négociations étaient une structure descendante et ne correspondaient pas aux structures propres aux associations locales d’artisans. Par contre, la politique du gouvernement des Philippines consistant à accorder la reconnaissance des organisations de l’économie informelle par des règles et des procédures simples, accélérées et peu coûteuses a fortement renforcé la légitimité de ces organisations. De plus, le gouvernement a appuyé la mise en place de structures destinées à permettre à la représentation des travailleurs informels de mieux se faire entendre. Par exemple, un comité directeur national du travail à domicile a été créé en 1991, composé du ministère du Travail et de l’Emploi, de la Fédération des syndicats philippins, de certaines ONG et de PATAMABA, le réseau des associations de travailleurs à domicile. Suite à sa participation au comité, PATAMABA a renforcé sa visibilité et sa reconnaissance par le public, élargi son accès aux sources nouvelles d’assistance et d’aide et, surtout, pu participer au travail de la Conférence nationale tripartite qui a approuvé les modifications des dispositions du Code du travail relatif au travail à domicile et y exercer son influence Pour diverses raisons, le rôle que jouent les pouvoirs locaux est capital. Dans de nombreux pays, la décentralisation administrative est de plus en plus à l’ordre du jour.
Ce sont l’accès à l’infrastructure et aux services locaux et les réglementations relatives à l’utilisation de l’espace public et privé qui affectent directement de nombreux exploitants et travailleurs du secteur informel. Par ailleurs, c’est souvent au niveau local que les relations de pouvoir et les pratiques distributives sont les plus déséquilibrées. Il se peut que les organismes du pouvoir central ou les autorités législatives appuient les organisations informelles, mais celles-ci peuvent être plus instables et plus faibles s’il n’existe pas, au niveau local, de cohérence des politiques et d’application effective de celles-ci. Par exemple, il s’est avéré que les instructions du ministère philippin du Travail et de l’Emploi enjoignant d’assurer aux travailleurs à domicile une meilleure protection contre les pratiques abusives des sous-contractants et des intermédiaires étaient difficilement applicables parce que les bureaux locaux du ministère estimaient que leur application ne relevait pas de leur compétence. En République-Unie de Tanzanie, les politiques de crédit favorables aux chefs de micro-entreprises du secteur informel se sont heurtées au problème de l’urbanisme, qui ne prévoyait pas de marchés ni de chantiers pour les entreprises du secteur informel
Certaines autorités locales et municipales, conscientes de l’importance de l’économie informelle dans leurs localités, ont tenté d’améliorer l’environnement porteur sur le plan des infrastructures physiques et des services en offrant aux groupes locaux des canaux pour leur permettre d’exprimer leurs préoccupations et leurs priorités et de prendre part aux débats relatifs aux politiques. Lorsque la ville de Durban, en Afrique du Sud, a adopté une vision nouvelle de sa politique urbaine et de son cadre institutionnel, elle s’est rendu compte qu’une des difficultés résultait du grand nombre de départements et d’organismes qui, chacun, traitaient des aspects différents de la conduite des affaires publiques en zone urbaine: santé, sécurité, infrastructure, circulation, développement et urbanisme, gestion des districts de police et soutien aux petites entreprises.
Les contacts entre eux étaient limités, ce qui entraînait souvent la mise en œuvre de règles et de réglementations contradictoires. La première mesure a consisté à rassembler des représentants de ces organismes officiels pour élaborer une politique nouvelle, à confier aux chercheurs et aux autres acteurs ayant une volonté de changement un rôle consultatif, et à consulter les groupes de l’économie informelle et leurs organisations au sujet de leurs besoins et de leur vision propres. Un certain nombre d’éléments importants de ce processus méritent d’être relevés:
«La première composante était que l’équipe responsable de l’élaboration des politiques ainsi que les principaux hommes politiques devaient s’accorder rapidement sur le rôle et l’importance de l’économie informelle; sur le fait que celui-ci était important par son rôle de créateur d’emplois et son apport à l’économie de la ville; qu’il était particulièrement important pour les Sud-Africains pauvres; que les branches formelle et informelle de l’économie sont étroitement liées et que la santé de l’une dépend de la santé de l’autre. Pour aboutir à ce consensus, trois éléments étaient essentiels. Le premier était qu’il fallait convenir de renoncer à l’expression ‘secteur informel’. […]
Le deuxième, qu’il fallait s’accorder pour considérer les marchands ambulants (la forme la plus visible de travailleurs du secteur informel) avant tout comme des travailleurs: non pas comme des personnes tentant de survivre ou des cas sociaux qui avaient besoin de services sociaux ou des envahisseurs de la ville, mais comme des travailleurs, même
Le rôle des syndicats
Dans le passé, on a parfois reproché aux syndicats de ne pas veiller aux intérêts et aux besoins des travailleurs de l’économie informelle. Toutefois, «il est important de bien définir les responsabilités des syndicats dans le domaine de l’organisation du ‘secteur informel’. Une erreur des plus fréquentes est de considérer les syndicats comme des institutions déjà en place et non pas comme quelque chose que les travailleurs peuvent eux-mêmes créer et développer par un processus adéquat. Les droits doivent être garantis aux travailleurs, non aux syndicats […] il serait trop facile de s’en laver les mains et d’imputer la responsabilité de la situation déplorable des travailleurs non protégés à l’adresse des syndicats. L’aspect essentiel en matière d’organisation est la protection effective du droit de tous les travailleurs de s’organiser. Il appartient aux travailleurs eux-mêmes de décider s’il est préférable de créer leurs propres syndicats ou organisations ou d’adhérer aux syndicats existants, mais il serait faux et contreproductif de confondre le droit d’organisation des travailleurs avec l’obligation des syndicats d’organiser les travailleurs»19. Il faut aussi se souvenir qu’à l’origine le mouvement syndical fut l’œuvre de travailleurs non protégés qui, en s’organisant eux-mêmes et grâce à la solidarité, ont acquis des droits, des avantages et une protection sociale. Le mouvement syndical a pris conscience du défi important que pose l’économie informelle. En 1999, le Bureau des activités pour les travailleurs du BIT a organisé un colloque international sur les syndicats et le secteur informel qui a rassemblé des représentants d’organisations syndicales des pays en développement et des pays industrialisés en vue d’examiner comment il serait possible d’organiser les travailleurs et de représenter leurs intérêts plus efficacement dans l’économie informelle. En 2000, le Congrès mondial de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) a prescrit la constitution d’un groupe de travail sur le travail informel ou non protégé en vue de mettre au point des stratégies plus fortes et plus efficaces pour aider les travailleurs à agir eux-mêmes et à réagir à la dégradation des conditions et des protections et à l’informalisation de l’économie dans le contexte de la mondialisation. La Confédération mondiale du travail (CMT) a fait de l’économie informelle une de ses priorités pour les années 1998-2002. La CMT considère l’économie informelle à la fois comme
Une opportunité, un risque et un défi. Elle apprécie le rôle social de l’économie informelle et y voit une raison de la respecter et de l’améliorer. En vertu de son programme d’action, «la CMT et ses organisations s’attelleront de façon active à organiser les travailleurs du secteur dit de l’économie informelle, en partant de leurs besoins spécifiques, dans le but de défendre collectivement leurs intérêts et de revendiquer une régulation propre»
Bien que, pour le mouvement syndical international, l’économie informelle soit devenue une priorité majeure, au niveau national, les syndicats restent confrontés à un certain nombre de problèmes et de contraintes lorsqu’il s’agit d’organiser les travailleurs du secteur informel, comme exposé à la première section du présent chapitre et illustré dans l’encadré.